Examen de la politique commerciale canadienne : Défendre et diversifier

Par Jeff Fraser, Directeur, conseil en commerce international

La tension monte parmi les observateurs politiques au Canada en prévision d’éventuelles élections fédérales dès septembre. Si une élection devait avoir lieu, elle serait bien en avance sur ce qui est prévu par le mandat, mais elle serait l’occasion pour le gouvernement libéral minoritaire actuel, dirigé par Justin Trudeau, de consolider un mandat majoritaire dans le sillage de l’agitation provoquée par la pandémie de COVID-19.

Il est peu probable que les questions commerciales occupent une place importante dans des élections qui sont largement considérées comme une sorte de référendum sur la performance du gouvernement actuel et sur les politiques proposées concernant la gestion de la pandémie de COVID-19. Néanmoins, les entreprises dont les moyens de subsistance ont été affectés par des questions liées au commerce auront des souvenirs forts de ce qu’elles ont considéré comme des politiques commerciales favorables ou défavorables, et celles-ci sont susceptibles d’avoir une certaine influence sur leurs votes.

Compte tenu de la possibilité que des élections aient lieu, il vaut la peine d’examiner l’approche de l’administration Trudeau en matière de commerce et la façon dont elle a traité les diverses questions qui ont surgi depuis qu’elle a obtenu son premier mandat en 2015.

Approche en matière de commerce

Lorsqu’elle est entrée en fonction, l’administration Trudeau a hérité du gouvernement conservateur précédent des négociations de libre-échange déjà existantes avec l’Europe et un bloc de pays riverains du Pacifique. Dès le départ, le gouvernement a clairement indiqué qu’il allait maintenir une approche « ouverte aux affaires » en matière de commerce. Cela signifiait promouvoir les principes du multilatéralisme et un programme mondialiste qui permettrait au Canada de s’intégrer davantage aux chaînes d’approvisionnement mondiales.

Cette position est devenue particulièrement poignante pour le gouvernement avec l’élection de l’administration Trump aux États-Unis, qui a fait campagne sur un programme de protectionnisme commercial critiquant fortement les vertus du libre-échange et, en particulier, de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui a été la marque du commerce sur le continent pendant plus d’une génération.

Il est fort possible qu’Ottawa ait simplement considéré la rhétorique protectionniste comme une posture habile. Après tout, l’administration Obama avait fait campagne sur une plateforme similaire lors de sa première campagne et avait fini par faire avancer l’Amérique vers la mondialisation. Pourtant, l’administration Trump n’a pas perdu de temps pour démontrer qu’elle ne se contentait pas de faire de la lèche aux grands syndicats américains ou de chercher à gagner des voix dans les États mécontents de la désindustrialisation.

Au contraire, au troisième jour de son mandat, le président Trump a effectivement abandonné le Partenariat transpacifique qui aurait donné aux États-Unis un meilleur accès aux marchés d’Asie et d’Amérique du Sud. Sept mois plus tard – après d’autres démonstrations anti-ALENA – l’administration a clairement indiqué qu’elle avait l’intention de renégocier le pacte commercial afin d’obtenir un meilleur accord pour les travailleurs américains et l’administration Trudeau s’est retrouvée sur la défensive – une position qu’elle conservera jusqu’à la fin de son mandat.

Promotion du libre-échange

Lorsque l’administration Trudeau a pris les rênes de la promotion du commerce, la négociation de l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne était en cours depuis huit ans et était dans sa dernière ligne droite. Il restait toutefois des questions à résoudre, notamment celle de l’accès au marché protégé des produits laitiers du Canada. Mais c’est en fait l’accès du Canada au marché laitier européen qui a contraint la province belge de Wallonie à refuser à la dernière minute de signer l’accord, déclenchant des négociations frénétiques pour apaiser les inquiétudes. Il s’est avéré que les craintes de la Wallonie étaient vaines. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord en septembre 2017, les exportations de fromage entre janvier et avril de l’UE vers le Canada ont augmenté de 14 %, tandis que les exportations de fromage canadien vers l’UE ont diminué de 35 %, selon les données de la Commission européenne.

Produits laitiers mis à part, l’accord AECG avait largement contribué à stimuler l’activité commerciale outre-Atlantique. En fait, si l’on examine les chiffres du commerce avant la pandémie, le commerce du Canada avec l’UE a augmenté de 27 % par rapport à la dernière année d’échanges avant la signature de l’accord AECG, pour atteindre un sommet de 66,8 milliards d’euros en 2019, ce qui est nettement supérieur à la croissance de 13,7 % du commerce entre le Canada et le reste du monde. Le taux de croissance annuel moyen du commerce est passé de 4,4 % avant l’AECG à 7,9 % en deux ans après la mise en œuvre de l’AECG.

Les exportations des deux parties ont nettement augmenté depuis la mise en œuvre de l’accord commercial – 25 % au Canada et 28 % dans l’UE. Toutefois, les exportations de l’UE vers le Canada ont connu une baisse beaucoup plus prononcée en 2020 que les exportations canadiennes vers l’UE. Les industries canadiennes qui ont connu la plus forte croissance des exportations vers l’UE sont les minerais, les scories et les cendres, les produits pharmaceutiques et l’agriculture.Les problèmes persistants du bois d’œuvre.

Les problèmes persistants du bois d’œuvre

Le différend sur les produits laitiers qui a précédé la finalisation de l’accord AECG n’était pas le premier problème commercial avec lequel le gouvernement Trudeau a dû composer. Au cours des derniers mois de l’administration Obama, une enquête de la Commission du commerce international des États-Unis sur l’incidence du bois d’œuvre canadien sur le bois d’œuvre américain a conclu à l’existence d’un préjudice et a imposé des droits antidumping et compensateurs de 20,22 % en moyenne sur les importations de bois d’œuvre canadien.

Cette décision a fait resurgir un différend vieux de plusieurs décennies entre les deux pays sur la façon dont le bois est récolté, ce qui s’est traduit par un avantage concurrentiel pour les producteurs de bois canadiens. Le gouvernement canadien, tout en exprimant sa déception, n’a pas pris de mesures de rétorsion jusqu’en juin 2018, lorsqu’il a imposé des droits de douane de 10 % sur les importations américaines de contreplaqué de bois résineux (ainsi qu’une longue liste d’autres produits) en représailles aux prélèvements de 25 % de l’administration Trump sur certains produits sidérurgiques canadiens et de 10 % sur certains produits d’aluminium canadiens pour des raisons de sécurité nationale. Les États-Unis ont toutefois réduit le taux de droits de douane sur le bois d’œuvre canadien à 8,9 % à la fin de 2020.

La question a récemment refait surface lorsque le département du Commerce des États-Unis a proposé de plus que doubler le taux de droit sur les importations de bois d’œuvre canadien pour le porter à 18,32 %. Bien qu’une décision finale n’ait pas encore été prise au moment de la rédaction du présent document, la proposition est intervenue au moment où les prix du bois d’œuvre montaient en flèche (ils ont depuis légèrement baissé mais restent au double de leur taux de 2020) en réponse à la demande du marché.

Une nouvelle offre pour le commerce nord-américain

Lorsque Washington a annoncé son intention de renégocier l’ALENA, le principal objectif d’Ottawa était moins d’obtenir de nouveaux avantages que de limiter ses pertes. La négociation était présentée comme une occasion de moderniser le libre-échange – et c’était le cas – mais c’était aussi une entreprise risquée pour le Canada qui a réalisé des gains massifs en matière d’accès au marché américain depuis la mise en œuvre de l’ALENA.

Le processus de négociation – une odyssée douloureuse et alambiquée de 18 mois qui a finalement conduit à une grande incertitude dans le commerce nord-américain – a donné lieu à de nombreuses démonstrations de la part des représentants des trois pays. Cependant, le Canada a été contraint de concilier son différend avec les États-Unis en peu de temps après que Washington et Mexico aient annoncé un pacte commercial bilatéral en lieu et place de la résistance persistante d’Ottawa. En moins de 90 jours, un pacte trilatéral a été signé avec enthousiasme par des représentants de chaque pays.

Les gains : En fin de compte, le Canada a obtenu de Washington l’engagement de mieux harmoniser les systèmes réglementaires afin de rendre plus attrayants les investissements des entreprises américaines au Canada. En outre, les nouvelles règles d’origine pour les automobiles devraient créer une plus grande demande pour la production de pièces automobiles canadiennes.

Les pertes :  Les négociations ont forcé le Canada à concéder environ 3 % de son secteur laitier protégé aux producteurs américains (qui affirment maintenant que le Canada ne respecte pas sa part de l’accord et ont déposé la première plainte officielle au titre de l’ACEUM). L’accord a également obligé le Canada à faire passer son seuil de minimis de 20 à 150 dollars, permettant ainsi l’entrée d’une part beaucoup plus importante des importations américaines de commerce électronique dans le pays (bien que le seuil reste très inférieur au seuil américain de 800 dollars). Enfin, le Canada a conservé sa capacité à résoudre les différends entre pays par le biais d’un tribunal par rapport à l’Organisation mondiale du commerce (désormais impuissante), mais a cédé aux demandes des États-Unis de supprimer le système de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) qui permettait aux sociétés privées d’intenter une action en justice contre un État pour des infractions à l’accord commercial.

Une détermination sans faille

La démonstration la plus impressionnante de la capacité de l’administration Trudeau à défendre les intérêts du Canada a peut-être été le différend sur l’acier. En juin 2018, le gouvernement américain a tiré parti d’une clause obscure de la Trade Expansion Act de 1962 pour imposer des droits de douane sur les importations d’aluminium et d’acier pour des raisons de sécurité nationale. Alors que le Canada était initialement exempté de ce prélèvement, Washington a fait volte-face et a imposé des droits de douane de 25 % sur l’acier canadien et de 10 % sur l’aluminium. Cette décision est considérée avec mépris à Ottawa, qui réagit immédiatement en imposant des droits de douane en nature sur certains biens de consommation américains produits dans les États américains qui dépendent fortement des exportations vers le Canada.  Il a fallu près d’un an pour résoudre le problème, mais les droits de douane ont finalement été supprimés grâce à un protocole d’accord prévoyant que les importations canadiennes d’acier et d’aluminium ne dépasseraient pas les « niveaux historiques », dont le quota était nettement supérieur à la moyenne des échanges de biens liés à l’acier entre le Canada et les États-Unis. 

Diversification du commerce

Ces dernières années, l’un des principaux objectifs de l’administration Trudeau a été de réduire sa dépendance à l’égard de son principal partenaire commercial, les États-Unis, en réponse au sentiment protectionniste croissant à Washington. Alors que les politiques protectionnistes ont été défendues par l’administration Trump, l’administration relativement nouvelle de Joe Biden semble avoir un intérêt minime à revenir sur les mesures protectionnistes.

En 2018, le gouvernement Trudeau a fait les gros titres lorsqu’il a retardé la signature de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) ressuscité, snobant une réunion avec le Premier ministre japonais Shenzo Abe, parce que l’accord ne comprenait pas de clauses qui protégeraient les industries culturelles et les secteurs automobiles du Canada. Les droits du travail, la protection de la propriété intellectuelle, les droits des femmes et les règles d’origine étaient également en cause.

Au final, les parties ont trouvé un terrain d’entente et l’accord a été mis en œuvre à la fin de l’année 2018. Le bloc commercial de 11 pays offre aux entreprises canadiennes de nouvelles avenues de croissance du marché et d’approvisionnement en produits qui réduiraient leur dépendance à l’égard des États-Unis.

En outre, l’entrée récente du Canada dans des négociations officielles avec l’Indonésie – membre de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) – combinée à son adhésion au PTPGP permettra aux entreprises canadiennes de diversifier leurs chaînes d’approvisionnement mondiales et de s’intégrer davantage aux chaînes de valeur mondiales.

Problèmes restants

Que le gouvernement Trudeau soit réélu ou non, ou qu’un nouveau gouvernement prenne la relève, les décideurs à Ottawa auront un certain nombre de questions à résoudre au cours des prochains mois, notamment les frictions avec Washington au sujet de l’ouverture par le Canada de son marché laitier aux producteurs américains et le différend sur le bois d’œuvre. En outre, les relations entre le Canada et les États-Unis seront également affectées par le projet de loi sur l’infrastructure de 1 000 milliards de dollars qui doit encore être adopté par Washington et qui comprend des dispositions « Buy American » qui empêcheraient les entreprises canadiennes de soumissionner pour des projets d’infrastructure financés par le gouvernement fédéral. Bien que les responsables politiques fédéraux du Canada aient fait part de leurs préoccupations concernant cette mesure protectionniste et aient lancé une offensive de charme pour promouvoir les avantages de faire des affaires avec le Canada, peu de mesures de rétorsion ont été suggérées au moment de la rédaction du présent rapport.

Il devra également renégocier les termes du commerce avec le Royaume-Uni, où un accord provisoire est désormais en place pour la période post-Brexit immédiate. Plus important encore, les relations diplomatiques entre Ottawa et Pékin restent glaciales et le risque d’impact sur le commerce est élevé. Les entreprises canadiennes devront donc trouver des solutions de rechange non seulement pour le commerce avec les États-Unis, mais aussi pour le commerce avec la Chine, le deuxième partenaire commercial du Canada.

Jeff Fraser est directeur des services-conseils en commerce international au Canada. Il a près de 30 ans d’expérience dans la gestion du commerce et possède des connaissances approfondies en matière d’évaluation en douane, de classement tarifaire et de conformité aux accords commerciaux internationaux, ainsi que d’appels et de règlement des différends..